Moonchild – Enfant lunaire – Chapitre XIV

UN DISCOURS INFORMATIF SUR LE CARACTÈRE OCCULTE DE LA LUNE, SA NATURE TRIPLE, SES QUATRE PHASES ET SES VINGT-HUIT MAISONS ; AVEC UN COMPTE DES ÉVÉNEMENTS QUI ONT PRÉCÉDÉ L’APOGÉE DE LA GRANDE EXPÉRIENCE, MAIS PARTICULIÈREMENT DE LA VISION D’ILIEL

LES ANCIENS, dont la sagesse est si méprisée par ceux qui ne l’ont jamais étudiée, mais se contentent d’un prétexte de compréhension de la science moderne qui ne trompe personne, auraient souri d’observer combien de fois les « dernières découvertes » sont équivalentes à quelque fantaisie d’Aristote, ou à une spéculation d’Héraclite. Les lointaines universités de Picay en Amérique, qui enseignent l’agriculture ou l’exploitation minière, avec un peu de connaissances « inutiles » en guise de supplément, sont pleines de petits professeurs bossus qui ne seraient pas autorisés à balayer un laboratoire à Londres ou Berlin . L’ambition de ces personnes est d’obtenir une interview illustrée dans un supplément du dimanche, avec un compte-rendu complet de leurs merveilleuses découvertes, qui ont révolutionné l’art de gober les œufs (1). Ils sont particulièrement sévères sur les numéros antérieurs comme Charles Darwin. Leur ignorance les mène à croire à l’emphase des flatteurs de la démocratie, qui crient chaque semaine au Progrès, et il leur apparaît vraiment que tout ce qui a plus six mois est dépassé. Ils ne savent pas que cela n’est vrai que des détritus de moisissures criés qu’ils nomment la vérité.

La différence fondamentale entre la science ancienne et moderne n’est pas du tout dans le domaine de la théorie. Sir William Thomson était tout aussi métaphysique que Pythagore ou Raymond Lully, et Lucrèce tout aussi matérialiste qu’Ernst Haeckel ou Buchner.

Mais nous avons conçu des instruments de mesure précis qu’ils n’avaient pas et, par conséquent, nos méthodes de classification sont plus quantitatives que qualitatives. Le résultat fut de rendre une grande partie de leur science inintelligible ; nous ne savons plus exactement ce qu’ils entendaient par les quatre éléments, ni par les trois principes actifs, le soufre, le mercure et le sel. Une certaine tradition a été préservée par des sociétés de sages, qui, à cause des persécutions, quand posséder un autre livre qu’un missel pouvait constituer une hérésie, se dissimulaient et chuchotaient le vieil enseignement à un autre.

Le dix-neuvième siècle vit le renversement de la plus grande partie de la vieille tyrannie ecclésiastique et, au début du vingtième, il fut de plus possible de rendre publique la connaissance. Les sages se réunirent, découvrirent un étudiant qui était digne de confiance et possédait la capacité littéraire requise ; et par lui l’ancienne connaissance fut révisée et sécurisée ; elle fut finalement publiée dans une sorte d’encyclopédie périodique (déjà presque impossible à trouver, telle était la demande pour cela) intitulée L’Équinoxe.

Cependant, dans la science antique, la plus grande partie de la classification dépendait des planètes. Ces choses qui étaient chaudes et ardentes dans leur nature, les lions, le piment, et les fièvres, furent classées sous le Soleil ou Jupiter ou Mars ; les choses rapides et subtiles sous Mercure ; les choses froides et lourdes sous Saturne, et ainsi de suite.

Pourtant, les principes de la plupart des planètes apparaissent dans des proportions variables dans presque tout ; et plus ces proportions étaient équilibrées et combinées, plus tout ce qui était supposé être complet était complet, plus on se rapprochait de la perfection divine. L’homme lui-même s’appelait un microcosme, un petit univers, une image du Créateur. En lui, toutes les planètes et tous les éléments avaient cours, et même les Signes du Zodiaque étaient représentés dans sa nature. En sa tête se trouvait l’énergie du bélier ; le taureau donnait l’endurance à ses épaules ; le lion représentait le courage de son cœur et le feu de son caractère ; ses genoux, qui l’aident à se lever, sont du bouc – tout est à l’œuvre, et est divisé et subdivisé toute en beauté et en harmonie.

Dans ce curieux langage, la lune signifie de façon primaire toutes les choses réceptives, parce que le clair de lune n’est que la lumière reflétée du soleil. Par conséquent, « lunaire » est presque synonyme de « féminin ». La femme change, tout dépend de l’influence de l’homme ; et elle est soit fertile, soit stérile, selon sa phase. Mais chaque jour de son trajet, elle traverse une certaine partie du zodiaque ; et selon la nature supposée des étoiles au delà d’elle se trouvait son influence dans cette phase, ou, comme ils l’appelèrent, sa maison. C’était pour mettre Iliel en harmonie avec toutes les qualités de la lune que sa routine quotidienne était mise en place.

Mais au-delà de cette minutie du détail, le grand caractère de la Lune est triple. Car elle est Artémis ou Diane, sœur du Soleil, une Déesse Vierge brillante ; puis Isis l’initiatrice, qui apporte à l’homme toute la lumière et toute la pureté, et qui est le lien de son âme animale avec son moi éternel ; elle est Perséphone ou Proserpine, une âme de double nature, vivant moitié sur terre et moitié en Hadès, parce que, ayant mangé la grenade offerte par son seigneur, sa mère ne pouvait pas la ramener entièrement à la terre ; et troisièmement, elle est Hécate, une chose parfaitement infernale, stérile, hideuse et méchante, la reine de la mort et de la sorcellerie maléfique.

Toutes ces natures sont combinées chez la femme. Artémis est inattaquable, un être bon et rayonnant ; Hécate est la vieille aigrie, la femme ayant perdu tout espoir de maternité, son âme noire d’envie et de haine envers les mortels plus heureux ; la femme dans la plénitude de la vie est la sublime Perséphone, pour laquelle Déméter a maudit les champs qui n’apportèrent plus de blé, jusqu’à ce que Hadès consente à la ramener sur terre pour la moitié de l’année. Ainsi cette « lune » des anciens a-t-elle un vrai sens psychologique, aussi réel aujourd’hui que lorsque le prêtre de Mithra tua le taureau ; elle est l’âme, pas le soleil éternel et immortel de l’âme véritable, mais l’âme animale qui en est une projection, et qui est sujette au changement et au chagrin, au jeu de toutes les forces de l’univers, et dont « la rédemption » est la solution au problème cosmique. Car c’est la semence de la femme qui écrasera la tête du serpent ; et cela est fait symboliquement par chaque femme qui réussit à engendrer.

D’autres peuvent en effet être chastes à Artémis, prêtresses d’un rite saint et ineffable ; mais avec cette exception, l’échec d’atteindre le but fixé les amène dans le côté obscur de la lune, la maison froide et stérile d’Hécate la maudite.

On verra combien la gamme de ces idées est vaste, combien la formule de la femme est sensible, si elle peut toucher de tels extrêmes, passant souvent de l’un à l’autre en un instant – selon la nature de l’influence au travail sur elle.

Cyril Grey avait dit une fois, lors d’une réunion d’électrices :

« La femme n’a pas d’âme, seulement un sexe ; pas de morale, seulement des humeurs ; son esprit est populiste ; donc elle, et elle seule, devrait voter. »

Il s’était assis au milieu d’une tempête de sifflements, et il avait reçu quatorze propositions de mariage dans les vingt-quatre heures qui suivirent.

Depuis le début de la deuxième phase de la Grande Expérience, Iliel était définitivement devenue un Esprit de la Lune. Pendant que Cyril était avec elle, elle le reflétait, elle s’accrochait à lui, elle faisait une avec lui, Isis à son Osiris, sœur aussi bien qu’épouse ; et chaque pensée de son esprit n’étant qu’harmonie du sien, il n’y avait aucune possibilité de trouble interne.

Mais à présent elle était soudainement privée de son soutien ; elle ne pouvait même pas parler à son homme ; et elle découvrit que sa propre position n’était que le centre d’une Expérience.

Elle savait maintenant qu’elle n’avait pas d’esprit scientifique, que ses aspirations à l’Inconnu avaient été pleinement satisfaites par le seul amour ; et qu’elle aurait été beaucoup plus heureuse dans un banal cottage. Cela en dit long sur la personnalité de Sœur Clara et sur la force de ses invocations, que cette première impulsion n’aboutît jamais à un mot. Mais la prêtresse d’Artémis la saisit presque avec la violence d’un amant, et l’entraîna dans une extase langoureuse de rêverie. Elle communiqua son enthousiasme à la jeune fille et garda son esprit occupé de rêves, de ferveur féerique, de mers de gloire inexplorées sur lesquelles son galion pourrait naviguer, de pays inconnus d’épices et de douceur, d’Eldorado et d’Utopie et de la Cité de Dieu.

L’heure du lever de la lune était toujours célébrée par une invocation sur la terrasse consacrée à cette planète. Quelques minutes plus tôt, Iliel se leva et se lava, puis s’habilla de sa robe et posa sur sa tête la tiare en forme de croissant sertie de neuf grosses pierres de lune. Pour cela, la plus jeune fille l’aida. Quand elle fut prête, elle rejoignit l’autre fille et, ensemble, elles descendirent sur la terrasse, où Sœur Clara serait prête à commencer les invocations.

Bien sûr, en raison de la nature de la cérémonie, elle avait lieu une heure plus tard tous les jours ; au début, Iliel éprouvait des difficultés à s’adapter au rituel. Le cadre de la lune fut témoin d’une deuxième cérémonie, dont elle se retira pour retourner à son lit. Cela faisait partie de la théorie générale de l’opération de la garder ainsi cachée et couchée pendant la plus grande partie de la journée ; qui, comme on l’a vu, durait presque vingt-cinq heures plutôt que vingt-quatre.

Mais avec de doux chants et de la musique, ou avec un récit de poésie lente et voluptueuse, sa répugnance naturelle au sommeil fut surmontée, et elle commença à apprécier la paresse délicieuse de son existence, et à dormir sans tourner dans son lit. Elle vivait presque entièrement de lait et de crème, et de fromage à pâte molle et légère, avec des petits gâteaux en forme de croissant faits de seigle , de blanc d’œuf et de sucre de canne ; quant à la viande, la venaison, sacrée pour la chasseresse Artémis, était son seul plat. Mais certains coquillages étaient autorisés, ainsi que tous les légumes et fruits doux et succulents.

Elle prit rapidement du poids ; la féroce, active, impétueuse fille d’octobre, avec ses muscles tendus et son visage mobile et rougissant, était devenue pâle, lourde, languissante et indifférente aux événements, tout cela avant le début de février.

Et ce fut au début de ce mois qu’elle fut encouragée par sa première vision de la Lune. Naturellement son sommeil avait déjà été hanté par cette idée depuis le début ; il aurait difficilement pu en être autrement avec la persistance invétérée des cérémonies. Les trois femmes chantaient toujours une phrase sacrée, Epelthon Epelthon Artémis, continuellement pendant une heure après son coucher ; et puis l’une d’elles continuait pendant que les autres dormaient. Elles se relayaient toutes les trois heures. Les mots étaient plutôt incantés que chantés, tel un vieux chant magique, que Sœur Clara, qui était moitié grecque, moitié italienne, née d’une famille noble de Mitylène, avait hérité de certaines femmes de l’île lors de son initiation de jeune fille dans certains de leurs mystères. Elles affirmaient qu’il était transmis inchangé par les plus grandes chanteuses de l’histoire. C’était une berceuse, mais en elle se trouvait un courant de chaleur féroce semblable à celui du soleil, et une voix de sanglot telle la mer.

Les rêves d’Iliel concernaient donc toujours la lune. Si l’observatrice constatait des troubles sur son visage, comme si des influences troublantes l’envahissaient, elle soufflait doucement dans son oreille et ramenait ses pensées au calme infini qui était requis.

Car Cyril Grey, en concevant l’opération, n’avait nullement été aveugle face aux dangers de choisir un symbole aussi sensible que Luna. Il y a tout l’univers entre ses bons et ses mauvais côtés ; dans le cas d’une planète relativement simple et directe comme Saturne, ce n’est pas le cas. Et les planètes avec une colonne vertébrale sont beaucoup plus faciles à contrôler. Si vous faites capturez Mars, pour ainsi dire, il est facile de lui faire respecter les règles du marquis de Queensberry ; mais la lune est si passive que la moindre nouvelle influence la met totalement à terre.

Et, bien sûr, plus la piscine est calme, plus les éclaboussures sont grandes ! Ainsi, pour ne retenir à Iliel que la plus sainte et la plus sereine des âmes lunaires, aucune précaution ne saurait être trop grande, aucune assiduité trop intense.

La vision éveillée qui lui vint après environ un mois de la routine changée était de bonne augure et fort encourageante.

C’était une heure après le coucher du soleil ; la nuit était curieusement chaude, et une douce brise venait de la mer. Il était du devoir d’Iliel de rester au clair de la lune, avec son regard et son désir fixés sur l’orbe, autant que possible. De sa chambre, un escalier conduisait à une tourelle haute, circulaire, avec un dôme de verre, de manière à favoriser toutes ces observations. Mais cette nuit-là, le jardin la tenta. Nox erat et caelo fulgebat Lune sereno inter minora sidera. La lune se trouvait au-dessus de Capri, à deux heures de son emplacement. Iliel veillait sur la terrasse, à côté du bassin de la fontaine. Quand la lune n’était pas visible, elle la remplaçait toujours en regardant la mer ou l’eau immobile, car celles-ci ont beaucoup en commun avec l’influence lunaire.

Quelque chose – elle ne sut jamais quoi – attira ses yeux de la lune vers l’eau. Elle était placée de telle sorte que la réflexion apparaissait dans le bassin, juste au bord du marbre, où l’eau coulait dans les petits ruisseaux qui circulaient sur la terrasse. Il y eut un mouvement tremblant, presque comme un baiser timide, quand l’eau toucha le bord.

Et, aux yeux d’Iliel, il sembla que le tremblement de l’image de la lune était une manifestation de vitalité.

La pensée qui suivit était un mystère. Elle dit qu’elle leva les yeux, comme si elle se rappelait à sa veillée, et constata que la lune n’était plus dans le ciel. Il n’y avait plus non plus de ciel ; elle était dans une grotte dont les murs, fantastiquement drapés de stalactites, scintillaient d’un bleu violacé pâle – ce qui, expliqua t-elle, était l’effet de la peinture lumineuse. Elle baissa les yeux. le bassin était parti ; à ses pieds se trouvait un jeune faon, blanc comme neige, avec un collier d’argent. Elle fut poussée à lire la gravure sur le collier, et fut capable de rendre ces mots :

« Siderum regina bicornis audi,

Luna, puellas. »

Iliel n’avait pas appris le latin. Mais ces mots n’étaient pas seulement en latin, mais du latin d’Horace ; et ils étaient parfaitement appropriés à la nature de la Grande Expérience, elle avait entendu « Luna » , et « regina », et elle aurait pu deviner « puellas » et même « siderum » ; mais c’est une chose, et une citation exacte du Carmen Saeculare en est une autre. Pourtant, ils restaient dans son esprit comme si elle les avait toujours connus, peut-être même comme s’ils étaient innés en elle. Elle répéta à haute voix :

« Siderum regina bicornis audi,

Luna, puellas. »

« Écoute, Ô lune, Ô reine des étoiles bicornue,

Écoute les filles ! »

À ce moment, elle n’avait, bien sûr, aucune idée de la signification des mots.

Quand elle eut lu l’inscription, elle caressa doucement le faon ; et, levant les yeux, elle s’aperçut qu’un enfant, vêtu d’une cotte, avec un arc et un carquois en bandoulière, se tenait près d’elle.

Mais la vision passa en un éclair ; elle passa la main sur son front, comme pour ausculter son état mental, car elle éprouvait un léger sentiment de perplexité. Non, elle était éveillée, car elle reconnaissait le chêne sacré sous lequel elle se tenait. Il n’était qu’à quelques pas de la porte du temple où elle était prêtresse. Elle se souvenait parfaitement maintenant : elle était sortie pour demander au héraut de souffler sa corne. Et à ce moment sa musique montagneuse la salua.

Mais qu’était-ce ? De chaque arbre dans le bois, de chaque brin d’herbe, de chaque pierre, vinrent en courant de petites créatures en réponse à l’appel. Elles étaient pâles, à demi transparentes, avec des têtes ovales (mais plutôt aplaties) tout à fait disproportionnellement grandes, minces, des corps et des membres semblables à des allumettes, et des queues semblables à des serpents à la base de leurs crânes. Elles étaient extraordinairement légères et actives sur leurs pattes, et les queues maintinrent un mouvement fouettant. L’effet global était comique, à première vue ; on aurait dit des têtards sur des échasses.

Mais une inspection plus attentive chassa son rire. Chacune de ces créatures avait un seul œil, et dans cet œil était exprimée une telle force et une telle énergie qu’elle était terrifiante. L’effet était accentué par la sagacité, la connaissance occulte et profonde de toutes les choses possibles qui résidaient derrière ces volontés ardentes. A l’arrière de la tête, il y avait quelque chose de léonin et de serpentin ; il y avait une fierté et un courage extraordinaires à rivaliser avec la persistance féroce.

Pourtant, il semblait n’y avoir aucun sens dans les mouvements de ces êtres étranges ; leur immense activité était inintelligible. Il semblait qu’ils faisaient des exercices physiques – c’était pourtant plus que cela. À un moment donné, elle crut qu’elle pouvait distinguer les chefs, que c’était un corps d’armée se ralliant à un assaut.

Puis son attention fut distraite. A ses pieds se leva un cygne qui s’envola au-dessus de la forêt. Il devait être là depuis longtemps, car il avait mis un œuf directement entre ses sandales. Elle réalisa soudainement qu’elle avait terriblement faim. Elle irait dans le temple et aurait l’œuf pour le petit déjeuner. Mais à peine l’eût-elle ramassé, qu’elle le vit, comme le collier du faon dans son rêve, marqué d’une phrase latine. Elle le lut à haute voix : les mots étaient familiers. Ils étaient du labarum de Constantin « In hoc signo vinces », « Par ce signe tu vaincras ». Mais ses yeux montrèrent le mensonge à ses oreilles ; le mot « signo » était orthographié « cygno » ! La phrase était alors un calembour – « Par ce cygne tu vaincras ». À l’époque, elle ne comprit pas ; mais elle était sûre de l’orthographe, quand elle est rapporta ensuite sa vision à Sœur Clara.

Il lui vint alors à l’esprit que cet œuf était un grand trésor, et qu’il était de son devoir de le protéger de quiconque ; et au même moment elle vit que les créatures du bois – « les fils du chêne » – comme elle les appelait instinctivement – avançaient vers elle.

Elle se prépara pour se battre ou voler. Mais, dans un craquement effrayant, l’éclair, qui était, dans l’étrange manière des rêves, identique au chêne, éclata dans tous les sens, l’enveloppant de son flamboiement ; et le fracas du tonnerre était la chute du chêne. Cela la jeta au sol. Le monde vint sous ses yeux, dissous dans une pluie d’étoiles arc-en-ciel ; et elle entendit les cris de triomphe des « fils du chêne » quand ils se précipitèrent sur son trésor volé. « Mitos ho Theos ! », crièrent-ils – Sœur Clara ne savait pas, ou ne voulait pas en dire, la signification.

Au fur et à mesure que la galaxie iridescente dans laquelle elle flottait s’estompait, elle se rendit compte qu’elle n’était plus dans le bois, mais dans une ville étrange. Elle était bondée d’hommes et de femmes, de nombreux types et couleurs. Devant elle se trouvait une petite maison, très pauvre et sordide, à la porte de laquelle un vieil homme était assis. Un long bâton était à ses côtés, appuyé contre la porte, et à ses pieds était une lanterne – était-ce une lanterne ? C’était plus comme le contraire ; car, en plein jour, elle brûlait et répandait des rayons de ténèbres. L’ancien était vêtu de haillons gris ; ses longs cheveux et sa barbe négligés auraient nécessité un barbier plusieurs fois par jour. Mais son bras droit était entièrement dénudé, et autour de lui était enroulé un serpent doré et vert, avec une triple couronne étincelante de rubis, de saphir, et avec celle-ci, il gravait une grande tablette carrée d’émeraude.

Elle le regarda pendant quelque temps ; quand il eut fini, il s’en alla avec le bâton, la lampe et la tablette au bord de la mer. Il continua le long de la côte pendant quelque temps, et arriva enfin à une caverne. Iliel le suivit dans son coin le plus sombre ; et là elle vit un cadavre étendu. Étrangement, c’était le corps du vieux scribe lui-même. Il lui vint très intensément qu’il avait deux corps, et qu’il gardait toujours l’un d’eux enterré, par sécurité. Le vieux scribe laissa la tablette sur la poitrine du mort et sortit très vite de la caverne.

Mais il restait à lire ce qui était écrit.

Ce fut ensuite traduit par Cyril Grey, et il n’y a nul besoin de donner l’original.

« Prononcez la Parole de Majesté et de Terreur !

Vraie sans mensonge, et certaine sans erreur,

Et de l’essence de la Vérité. Je sais

Que les choses au-dessus sont comme les choses en bas,

Les choses en bas sont comme les choses au-dessus,

Pour exercer la Chose de la Thaumaturgie – l’amour.

Donc d’un tout jaillit, d’une contemplation,

Donc tout est né d’un, par permutation.

Le Soleil a engendré, La Lune a porté, cet Univers unique ;

L’air était son char et la terre sa nourrice.

Voici la racine de chaque talisman

Du monde entier, depuis que le monde existe.

Voici la fontaine et la source de chaque âme.

Laissez-la se répandre sur la terre ! Sa force est totale.

Maintenant doucement, subtilement, avec ton Art conspire

Pour affiner le grossier, divisant la terre et le feu.

Vois ! Cela monte et descend,

Et vite même, une bande sans fin de la terre et du ciel ;

Ainsi la force de l’amour double s’exerce,

Les pouvoirs du dessous sont conjoints avec ceux du dessus,

Ainsi sera la gloire du monde

Et les ténèbres fuient devant ton sanctuaire souverain.

C’est la puissance forte de toutes les forces, qui surpasse

Le subtil et le subjuguant; pour transpercer le vulgaire

Et le résoudre ; pour alors apporter toutes choses à leur destin

Perfection : Tout a été créé de cela.

Ô merveille du miracle ! Ô mode magique !

Toutes choses adaptées à un code circulaire !

Depuis trois parties de toute la sagesse que je peux réclamer,

Hermès triple, le grand et le meilleur, c’est mon nom.

Ce que j’ai écrit sur le Soleil unique,

Son travail, est ici deviné, et osé, et fait. »

Dans cet obscur et antique oracle, Simon Iff convint lui-même par la suite que le secret de l’Univers est révélé à ceux qui en sont dignes.

Iliel ne pouvait pas comprendre un mot de ce qui était écrit, mais elle réalisa que cela devait être précieux, et, prenant la tablette, elle la cacha dans sa robe et sortit de la caverne. Puis elle vit que la côte était changée : c’était le Posilippo familier qui se trouvait au-dessus d’elle, et elle pouvait voir le Vésuve à droite. Elle se tourna vers la pente escarpée entre elle et la route, quand elle se retrouva confrontée à quelque chose qu’elle ne pouvait pas voir. Elle avait seulement le sentiment que c’était noir, froid et que cela voulait lui prendre la tablette. Son premier sentiment fut celui de la haine aiguë et de la répulsion ; mais la chose, quelle qu’elle fût, semblait si misérable, qu’elle sentait qu’elle aimerait l’aider. Puis elle devint brusquement brûlante – les bras d’Abdul Bey étaient autour d’elle, et son visage regardait le sien. Elle laissa tomber la tablette à la hâte ; elle était de retour dans une salle de bal quelque part, à des milliers de kilomètres et des milliers d’années. Et puis elle vit la lune, près de son emplacement, au-dessus de Capri ; elle était sur la terrasse, assise par terre, parfaitement réveillée, mais avec le croissant d’argent de ses cheveux reposant sur le marbre devant elle.

Sœur Clara, agenouillée près d’elle, essayait de déchiffrer les égratignures qu’elle avait faites.

« C’est l’écriture sur la tablette », déclara Iliel, comme si Clara savait déjà tout, « que le vieil homme a caché dans la caverne. »

Il était maintenant l’heure pour elle de bercer ses membres vers le sommeil ; mais, tandis que le chant monotone de ses servantes courtisait l’air doux, Cyril Grey et le frère Onofrio travaillaient à l’inscription.

Presque jusqu’à l’aube, ils travaillèrent avec acharnement ; et, dans une autre villa, un autre travail atteignit son apogée. Arthwait avait terminé son Grimoire. Il était juste temps. Car la grande opération de la nécromancie devrait commencer proprement le deuxième jour du déclin de la lune, et il y avait neuf jours de la préparation la plus ardue, non plus celle des matériaux, mais celle des sorciers eux-mêmes.

Ils doivent manger de la chair de chien et du pain noir cuit sans sel ni levain, et ils doivent boire du jus de raisin non fermenté – la plus vile de toutes les concoctions de magie noire, car cela implique le déni de la béatitude divine et affirme que Dieu est une chose en bois. Il y avait aussi beaucoup d’autres précautions à prendre. L’atmosphère du charnier devait être créée à leur sujet ; ils devaient s’abstenir de la vue des femmes ; leurs vêtements ne devaient pas être changés même pour une heure, et leur texture devait être celle de linceuls, car, en enlevant les vêtements funéraires des cadavres des non-aspirés, ils devaient s’enrouler autour d’eux, avec une hideuse parodie des mots du Service d’Obsèques.

Une visite au cimetière juif les mit en possession des vêtements nécessaires ; et le changement d’opinion d’Arthwait sur la « résurrection par la damnation » laissait dans chaque esprit l’impression de l’horreur du rite projeté.

Et, à Paris, Douglas, brisant le goulot d’une bouteille de whisky sur le bord de la table, buvait à la bonne santé de sa visiteuse, une Américaine du nom de Cremers.

Sa silhouette trapue était vêtue de vieux vêtements noirs, à l’exception de la jupe ; elle possédait une tête d’une taille inhabituelle et d’une forme encore plus inhabituelle, car le dos du crâne était entièrement plat et le lobe frontal gauche beaucoup plus développé que le droit ; on aurait pu penser qu’il avait été volontairement déformé, car la nature, friande, peut-être, de monstres, pousse rarement l’asymétrie à un tel point.

Il y avait plus d’une spéculation latente d’une telle théorie ; car elle était l’enfant de la haine, et sa mère avait vainement tenté toute violence contre elle avant sa naissance.

Le visage était tel un parchemin ridé, jaune et dur ; il était encadré de cheveux courts et épais, de couleur blanc sale ; et son expression dénotait que la plus grande ruse et capacité était à la commande de ses instincts de rapace. Mais sa pauvreté n’était pas une indication que ceux-ci l’avaient servie ; et ces qualités primitives avaient en fait été englouties dans les résultats de leur déception. Car dans ses yeux amers se trouvait une haine de toutes les choses, née de l’envie égoïste qui regardait le bonheur de toute autre personne comme un outrage et un affront contre elle. Chaque pensée dans sa tête était une malédiction – contre Dieu, contre l’homme, contre l’amour ou la beauté, contre la vie elle-même. Elle était une combinaison de l’inquisiteur et de la sorcière ; une incarnation de l’esprit du puritanisme, de son aigreur à sa dégénérescence sexuelle et sa perversion.

Douglas mit le verre cassé à sa bouche et avala une rasade de whisky. Puis il a offrit la bouteille à sa visiteuse. Elle refusa en disant qu’elle « jouait avec le corps astral » et elle demanda à son hôte de lui donner le prix de la boisson à la place. Douglas riait comme un fou – un fou un peu dégoûté, car en lui il y avait un souvenir de son ancien état, et même sa chute avait été relativement décente, le sol de son enfer tel un plafond au ciel. Mais il avait un usage pour la sorcière, et il lui lança avec mépris un franc. Elle rampa sur le sol à sa recherche, telle un insecte nuisible, car il avait roulé dans un coin ; et, après l’avoir récupéré, elle oublia ses suppositions masculines dans son excitation au contact de l’argent, et le déposa dans son bas.

  1. the art of sucking eggs fait référence au chapitre 69 du Livre des Mensonges d’Aleister Crowley

Traduction Audrey Muller 2018 – Tous droits réservés