Moonchild – Enfant lunaire – Chapitre IX
COMMENT ILS AMENÈRENT LES MAUVAISES NOUVELLES D’ARAGO À QUINCAMPOIX ; ET QUELLES MESURES FURENT PRISES À CET ÉGARD
JUSTE au moment où Lord Antony Bowling arrivait aux Grands Boulevards depuis le Faubourg Montmartre, le Pacha Akbar les quittait. Le turc ne vit pas la canne génialement florissante ; il était préoccupé – et peut-être ne voulait-il pas être reconnu. Car il s’esquivait dans les rues obscures et dangereuses du « Ventre de Paris » en regardant derrière lui. Pour être sûr, ce n’est qu’une précaution raisonnable dans un district si favorable aux activités des Apaches. Enfin, il sortit sur la grande place ouverte des marchés ; et, en traversant obliquement, il arriva dans une taverne du type qui cherche à attirer les étrangers, de préférence les Américains. Elle portait le nom assez incongru d’« Au Père Tranquille ». Akbar monta les escaliers. Il était trop tôt pour les fêtards ; même les musiciens n’étaient pas arrivés, mais un vieil homme était assis dans un coin de la pièce, sirotant un mélange de gin, de whisky et de rhum qui sévit dans certains cercles sous le nom de cocktail Nantucket. Continuer la lecture
Moonchild – Enfant lunaire – Chapitre VIII
DE L’HOMONCULE ; LA CONCLUSION DE L’ANCIEN DISCOURS CONCERNANT LA NATURE DE L’ÂME
« JE VAIS être parfaitement horrible », dit Simon Iff, se penchant vers Lisa, et mesurant ses mots avec le plus grand soin. « Je vais tout faire pour calmer votre enthousiasme. Je préférerais que vous commenciez par le froid et que vous alliez vers la chaleur, plutôt que vous soyez partie avec de l’élan et que vous vous retrouviez sans essence au milieu de la grande montée.
« Je veux que vous fassiez cette recherche à cause de votre réel amour de la connaissance, pas à cause de votre passion pour Frère Cyril. Et je vous dis honnêtement que j’ai terriblement peur pour vous, parce que vous vivez dans les extrêmes. Il est bon pour une avancée rapide d’avoir votre énergie soudaine ; mais aucune recherche scientifique ne doit être prise d’assaut. Vous avez besoin d’une patience infinie, voire même d’une indifférence infinie pour la chose même sur laquelle votre cœur est fixé. Continuer la lecture
Protégé : Moonchild – Enfant lunaire – Chapitre VII
Moonchild – Enfant lunaire – Chapitre VI
D’UN DÎNER, AVEC LA DISCUSSION DE PLUSIEURS INVITÉS
SIMON IFF et Cyril Grey s’étaient glissés hors de la salle de réception pour se vêtir selon leur dignité dans l’Ordre.
Ils revinrent quelques instants plus tard. Le vieil homme était vêtu d’une robe de la même forme que celle de Sœur Cybèle – toutes les robes de l’Ordre étaient ainsi façonnées – mais en soie noire, et sur la poitrine était brodé un œil d’or dans un triangle rayonnant.
Cyril Grey était vêtu d’une robe semblable, mais l’œil était enfermé dans une étoile à six branches, et des épées avec des lames ondulantes sortaient de chaque angle rentrant. Continuer la lecture
Moonchild – Enfant Lunaire – chapitre V
DE LA CHOSE DANS LE JARDIN ; ET DE LA VOIE DU TAO
« OH, petit Frère ! », dit tristement le vieux mystique.
« Combien de temps cela vous prendra-t-il pour travailler à cette entreprise misérable ? »
« J’ai l’omnipotence à mes ordres, et l’éternité à ma disposition », sourit le garçon en utilisant la formule bien connue d’Eliphas Levi.
« Je devrais expliquer », dit Simple Simon, se tournant vers Lisa. « Ce garçon est un magicien désespéré confiné dans le cercle de cette forêt. Son plan est l’Action ; il est dévoué à la Magick ; donnez-lui une baguette et une foule de Démons à contrôler, et il est heureux. Pour ma part, je préfère la Voie du Tao, et de tout faire en ne faisant rien. Je sais que cela semble difficile ; un jour je vous expliquerai. Mais le résultat pratique est que je mène une vie placide et satisfaite, et rien ne se passe jamais ; lui, au contraire, fait du mal partout, excite la colère des Turcs, et pire, si j’ai raison ; il provoque ainsi une situation où des servantes parfaitement compétentes ont des crises d’épilepsie, des médiums essayent de se procurer du sang de demoiselles envoûtées – et maintenant il y a une Chose dans le Jardin ». Sa voix avait un air de dégoût comique. Continuer la lecture
Protégé : Moonchild – Enfant Lunaire – chapitre IV
Moonchild – Enfant lunaire – chapitre III
LA TÉLÉKINÉSIE : L’ART DE DÉPLACER DES OBJETS À DISTANCE
LA Comtesse Mottich était beaucoup plus célèbre que la plupart des premiers ministres ou des chanceliers impériaux. Car, au grand désarroi de nombreux prétendus hommes de science, elle avait le pouvoir de déplacer des petits objets sans contact physique apparent. Ses premières expériences avaient été avec un homme presque aveugle nommé Oudouwitz, qui était amoureux d’elle à sa manière sénile. Peu de gens crurent les résultats publiés de ses expériences avec elle. S’ils avaient été convaincus, ils auraient été très surpris. Continuer la lecture
Moonchild – Enfant lunaire – chapitre II
UN DISCOURS PHILOSOPHIQUE SUR LA NATURE DE L’ÂME
« IL y a peu de différences, sauf notre subtilité occidentale, entre la philosophie chinoise et l’anglaise », observa Cyril Grey. « Les Chinois enterrent un homme vivant dans une fourmilière ; les Anglais le présentent à une femme. » Continuer la lecture
Moonchild – Le Filet à Papillon – chapitre I
UN DIEU CHINOIS
LONDRES, Angleterre, la capitale de l’Empire britannique, est située sur les rives de la Tamise. Il est peu probable que ces faits eussent été ignorés de James Abbott McNeill Whistler, un gentleman écossais né en Amérique et résidant à Paris, mais il est certain qu’il ne les appréciait guère. Car il s’y fixa paisiblement pour y découvrir un fait que personne d’autre avant lui n’avait observé, à savoir que c’était très beau la nuit. L’homme était imprégné de l’étrangeté des Highlands, et il dévoila Londres comme enveloppée d’une douce brume de beauté mystique, un conte de fées de délicatesse et de nostalgie.
C’est ici que les Parques ont fait preuve de partialité, Londres aurait plutôt du être peinte par Goya. La ville est monstrueuse et difforme, son mystère n’est pas une rumination, mais une conspiration. Et ces vérités sont évidentes surtout pour qui reconnaît que le cœur de Londres est Charing Cross.
Car cette vieille intersection, qui est, même techniquement, le centre de la ville, l’est dans une géographie morale empreinte de sobriété. Le Strand rugit vers Fleet Street, puis jusqu’à Ludgate Hill, couronné par la cathédrale Saint-Paul, Whitehall mène à l’abbaye de Westminster et aux chambres du Parlement. Trafalgar Square, qui le garde au troisième angle, le sauve dans une certaine mesure des banalités modernes de Piccadilly et Pall Mall, simple stuc géorgien et factice, ne saurait même rivaliser avec la grandeur historique des grands monuments religieux, car Trafalgar a réellement fait l’histoire, mais il convient d’observer que Nelson, sur son monument, prend soin d’orienter son regard vers la Tamise. Car là se trouve la vraie vie de la ville, l’aorte de ce grand cœur dont Londres et Westminster sont les ventricules. En outre, Charing Cross Station est le seul véritable terminus du métropolitain. Euston, Saint-Pancras et King’s Cross ne mènent qu’aux provinces, voire jusqu’à la sauvage Écosse, aussi nue et stérile aujourd’hui qu’au temps du Docteur Johnson. Victoria et Paddington semblent servir les vices de Brighton et Bournemouth en hiver, de Maidenhead et Henley en été. Liverpool Street et Fenchurch Street sont de simples égouts suburbains, Waterloo est l’antichambre funèbre de Woking, Great Central est une « notion » importée, le nom et le reste, de Broadway, par un entrepreneur des chemins de fer Barnum, nommé Yerkes, personne n’y va jamais, si ce n’est pour jouer au golf à Sandy Lodge. S’il y a d’autres terminus à Londres, je les oublie, preuve claire de leur insignifiance.
Mais Charing Cross date d’avant la conquête normande. César méprisa ici les avances de Boadicée (1), qui était venu le rencontrer, et Saint Augustin (2) y a prononcé son célèbre : « Non Angli, sed angeli. »
Minute : nul besoin d’exagérer. Honnêtement, Charing Cross est le vrai lien avec l’Europe, et donc avec l’histoire. Il inclut sa dignité et son destin, les fonctionnaires de la station n’oublient jamais l’histoire du Roi Alfred et des gâteaux, et sont trop absorbés par les soucis de – qui sait quoi ? – pour prêter attention aux nécessités des voyageurs potentiels. La vitesse des rames est ajustée à celle des Légions Romaines : trois miles par heure. Et elles sont toujours en retard, en l’honneur de l’immortel Fabius, « qui cunctando restituit rem. » (3)
Ce terminus est emmailloté dans une obscurité immémoriale, c’est dans l’une des salles d’attente que James Thomson conçut l’idée de sa Cité de la Terrible Nuit, mais c’est toujours le cœur de Londres, palpitant d’un clair désir de Paris. Un homme qui va à Paris depuis Victoria n’atteindra jamais Paris ! Il ne trouvera que la ville de la semi-mondaine et du touriste.
Ce n’était pas de par l’appréciation de ces faits, ce n’était même pas par instinct, que Lavinia King avait choisi d’arriver à Charing Cross. Elle était, dans son style ésotérique et singulier, la danseuse la plus célèbre au monde, et elle était sur le point de se poser d’un orteil exquis à Londres, exécutant une joyeuse pirouette, pour ensuite bondir à Saint-Pétersbourg. Non : sa raison de se rendre à Charing Cross était absolument sans rapport avec aucun des faits discutés jusqu’ici, Si vous lui aviez demandé, elle aurait répondu avec son sourire insolite, assuré pour soixante-quinze mille dollars, que c’était pratique pour l’hôtel Savoy.
Ainsi, en cette nuit d’octobre, quand Londres hurlait presque sa pitié et sa terreur à la face du poète, elle a seulement ouvert les fenêtres de sa suite parce qu’il faisait anormalement chaud. Peu lui importait qu’elles donnaient sur les Temple Gardens, peu lui importait que le pont favori des suicidés de Londres se dessinât dans l’ombre à côté de la voie éclairée du chemin de fer.
Elle s’ennuyait simplement avec son amie et fidèle compagne, Lisa la Giuffria, qui fêtait sans discontinuer son anniversaire depuis vingt-trois heures cependant que Big Ben sonnait onze heures.
La bonne aventure était lue à Lisa, pour la huitième fois de la journée, par une dame si corpulente et corsetée que toute autorité fiable en matière d’explosifs aurait pu être tentée de la précipiter dans les Temples Gardens, de crainte que pire ne lui arrive, et si ivre qu’elle aurait certainement valu son pesant de piquette aux yeux de tout conférencier de la Temperence Society.(4)
Le nom de cette dame était Amy Brough, et elle lut les cartes avec une réitération irrésistible. « Vous aurez certainement treize cadeaux d’anniversaire », dit-elle, pour la cent treizième fois, « et cela signifie une mort dans la famille. Ensuite, il y a une lettre au sujet d’un voyage, et il y a autre chose sur un homme brun en rapport avec un grand bâtiment, et je pense qu’il y a un voyage à venir – quelque chose à propos d’une lettre. Oui, neuf et trois, douze, plus un : treize, vous aurez certainement treize cadeaux. » « Je n’en ai eu que douze », se plaignait Lisa, fatiguée, ennuyée et irritable. « Oh, oublie ça ! » « Je vois quelque chose à propos d’un grand bâtiment » , insista Amy Brough, « Je pense que cela signifie que vous aurez des nouvelles hâtives. » « C’est extraordinaire ! », s’écria Lisa, soudain réveillée. « C’est ce que Bunyip affirmait quant à la signification de mon rêve de la nuit dernière ! C’est absolument merveilleux ! Et dire qu’il y a des gens qui ne croient pas à la clairvoyance ! »
Des profondeurs d’un fauteuil vint un soupir d’une infinie tristesse « Donne-moi une pêche ! » Sourde et perfide, la voix caverneuse émanait d’un américain aux joues creuses et bleues. Il était incongrûment vêtu d’une robe grecque et chaussé de sandales. Il est difficile de trouver une raison philosophique de ne pas aimer la combinaison de ce costume avec un accent prononcé de Chicago. Mais on y arrive ! C’était le frère de Lavinia, il portait le costume comme on afficherait une publicité, cela faisait partie du jeu familial. Comme il l’expliquait lui-même en confiance, il faisait croire aux gens qu’il était un imbécile, ce qui lui permettait de leur faire les poches tandis qu’ils se berçaient de cette délicieuse illusion.
« Qui a dit pêche ? », observa un second endormi, un jeune artiste juif dont la capacité d’observation était singulièrement pénétrante.
Lavinia King passa de la fenêtre à la table. Quatre énormes bols d’argent s’y trouvaient. Trois contenaient les plus belles fleurs qu’on puisse acheter à Londres, un hommage des locaux à son talent, le quatrième était rempli de pêches à quatre shillings pièce. Elle en jeta une à son frère et au Chevalier de la Pointe d’Argent..
« Je n’arrive pas à comprendre ce valet de trèfle », poursuivit Amy Brough, « c’est quelque chose au sujet d’un grand bâtiment ! »
Blaustein, l’artiste, enfouit son visage et ses verres de cul-de-poule dans sa pêche.
« Oui, très chère », continua Amy en hoquetant, « il y a un voyage en rapport avec une lettre. Et neuf plus un dix, plus trois : treize. Vous aurez un autre cadeau, très chère, aussi sûr que je suis ici assise. »
« Vraiment ? », demanda Lisa en bâillant.
« J’en mettrais ma main au feu ! »
« Oh, faites ! », s’écria Lavinia. « Je vais au lit ! »
« Si tu vas te coucher le jour de mon anniversaire, je ne te parlerai plus jamais ! »
« Oh, on peut faire quelque chose? », dit Blaustein, qui n’avait de toute façon jamais rien fait d’autre que dessiner.
« Chante quelque chose », dit le frère de Lavinia en jetant le noyau de pêche et en s’installant de nouveau pour dormir. Big Ben sonna la demi-heure. Big Ben est beaucoup trop conséquent pour remarquer quelque chose de terrestre. Un changement de dynastie n’est rien dans sa jeune vie ! »
« Entrez, pour l’amour du pays ! », s’écria Lavinia King. Son oreille attentive avait entendu frapper légèrement à la porte.
Elle avait espéré quelque chose d’excitant, mais il ne s’agissait que de son pianiste apprivoisé, un individu cadavérique avec les manières d’un croque-mort devenu barge, doté de la morale d’un escroc, et se prenant pour un évêque.
« Je devais vous souhaiter de nombreux bons retours », dit-il à Lisa, une fois qu’il eut salué l’assemblée en général, « et je voulais présenter mon ami, Cyril Grey. »
Tout le monde était stupéfié. Alors seulement réalisèrent-ils qu’un deuxième homme était entré dans la pièce sans être entendu ni vu. Cet individu était grand et mince, presque comme le pianiste, mais il avait la singulière qualité de ne pas attirer l’attention. Lorsqu’ils le virent, il agit de la manière la plus conventionnelle possible : un sourire, une courbette, une poignée de main formelle, et le bon mot de rigueur. Mais une fois les présentations terminées, il avait visiblement disparu ! La conversation devint générale, Amy Brough alla dormir, Blaustein prit congé. Arnold King suivit, le pianiste se leva dans le même but et se regarda autour de lui, cherchant son ami. Ce n’est qu’alors que tous remarquèrent qu’il était assis au sol, les jambes croisées, parfaitement indifférent à l’assemblée.
L’effet de la découverte était hypnotique. De n’être rien dans la pièce, il devint tout. Même Lavinia King, qui s’était lassée du monde à trente ans, et qui en avait maintenant quarante-trois, vit que c’était quelque chose de nouveau pour elle. Elle regarda ce visage impassible. La mâchoire était carrée, les reliefs du visage curieusement plats. La bouche était petite, un pétale vermillon de pavot, intensément sensuel. Le nez était petit et arrondi, mais racé, et la vie du visage semblait concentrée dans les narines. Les yeux étaient minuscules et obliques, avec d’étranges sourcils de défi. Une petite touffe de cheveux irrépressibles sur le front se dressait comme un pin solitaire sur la pente d’une montagne, et à cette exception, l’homme était entièrement chauve, ou plutôt rasé, car le cuir chevelu était gris. Le crâne était extraordinairement étroit et long.
Elle regarda encore les yeux. Ils étaient semblables, focalisés sur l’infini. Les pupilles étaient telles des têtes d’épingle. Il était clair pour elle qu’il ne voyait rien dans la pièce. Sa vanité de danseuse vint à la rescousse, elle se déplaça devant la figure immobile, et fit une révérence moqueuse. Elle aurait pu faire la même chose face à une statue.
À sa stupéfaction, elle trouva la main de Lisa sur son épaule. Un regard mi-choqué, mi-pieux se trouvait dans les yeux de son amie. Elle se retrouva grossièrement écartée. Se retournant, elle vit Lisa accroupie sur le sol en face du visiteur, ses yeux fixés dans les siens. Il demeurait apparemment tout à fait inconscient de ce qui se passait.
Lavinia King fut submergée par une subite colère inexpliquée. Elle cueillit son pianiste par le bras et l’attira sur la banquette dans l’embrasure de la fenêtre.
La rumeur accusait Lavinia d’iêtre trop intime avec le musicien : et la rumeur ne ment pas toujours. Elle profita de l’occasion pour le caresser. Monet-Knott, car c’était son nom, perçut son geste comme allant de soi. Sa passion satisfaisait à la fois sa bourse et sa vanité, et, étant sans caractère – c’était un courtisan du style vicaire apprécié des dames – il convenait à la danseuse, qui aurait pu trouver un amant plus viril à sa manière. Cette créature ne parvenait même pas à attiser la jalousie du riche constructeur automobile qui la finançait.
Mais cette nuit-là, elle ne put concentrer ses pensées sur lui, celles-ci erraient sans cesse sur l’homme aule sol. « Qui est-il ? », murmura-t-elle, de manière assez farouche, « Quel nom avez-vous dit qu’il porte ? » « Cyril Grey », répondit Monet-Knott avec indifférence, « C’est probablement le plus grand homme d’Angleterre, dans son art. » « Et quel est son art ? » « Personne ne le sait », fut la surprenante réponse. « Il ne révélera rien. Il est LE grand mystère de Londres. » « Je n’ai jamais entendu de telles sottises », rétorqua la danseuse avec colère, « et pourtant je viens du Missouri ! » Le pianiste écarquilla les yeux. « Je veux dire que vous devez m’expliquer », expliqua t-elle, « Il m’a tout l’air d’être une grosse supercherie ! » Monet-Knott haussa les épaules, il ne se souciait pas de poursuivre sur ce sujet.
Soudain Big Ben sonna minuit. Tout revint à la normale. Cyril Grey se déroula tel un serpent après six mois de sommeil, et redevint très vite un gentleman normal et suave, à nouveau tout sourires et courbettes. Il remercia Mademoiselle King pour la soirée très agréable, puis s’excusa en raison de l’heure tardive…
« Revenez », dit Lavinia d’un ton sarcastique, « on ne jouit pas souvent d’une si bonne conversation. »
« Mon anniversaire est fini », gémit Lisa au sol, « et je n’ai pas eu mon treizième cadeau ».
Amy Brough se réveilla à moitié. « Cela a quelque chose à voir avec un grand bâtiment », commença-t-elle avant de s’interrompre brusquement, honteuse, sans savoir pourquoi.
« Je suis toujours là à l’heure du thé », dit soudainement Lisa à Cyril. Il minauda sur sa main. Avant qu’ils ne s’en rendent compte, il avait tiré sa révérence.
Les trois femmes se regardèrent. Soudain, Lavinia King se mit à rire. Ce fut un exercice difficile, peu naturel, et pour une raison ou une autre, son amie le prit mal. Elle rentra dans sa chambre telle une tempête et claqua la porte derrière elle.
Lavinia, presque aussi contrariée, entra dans la pièce opposée et appela sa femme de chambre. Une demi-heure plus tard, elle était endormie. Dans la matinée, elle alla voir son amie. Elle la trouva étendue sur le lit, toujours habillée, les yeux rouges et hagards. Elle n’avait pas dormi de la nuit. Amy Brough, au contraire, dormait encore dans le fauteuil. Quand elle fut réveillée, elle murmura simplement : « quelque chose au sujet d’un voyage dans une lettre ». Puis elle s’agita soudainement et s’en alla sans un mot à son bureau de Bond Street, car elle était la représentante d’une des grandes maisons de couture parisiennes.
Lavinia King ne sut jamais comment cela avait été ficelé, elle ne réalisa même pas que cela avait été ficelé, mais l’après-midi elle se trouva inextricablement engagée à son millionnaire de l’automobile.
Lisa était donc seule dans l’appartement. Elle s’assit sur le canapé, ses grands yeux noirs et vifs fixant l’éternité. Ses cheveux noirs étaient enroulés sur sa tête, tressés en une natte, sa peau brune brillait, sa bouche charnue bougeait continuellement.
Elle ne fut pas surprise quand la porte s’ouvrit sans avertissement. Cyril Grey la referma derrière lui, vivement et furtivement. Elle était fascinée : elle ne pouvait pas se lever pour le saluer. Il s’approcha d’elle, lui attrapa la gorge des deux mains, pencha sa tête en arrière, et, prenant ses lèvres entre ses dents, les mordit presque au point de les transpercer. Ce fut un acte délibéré, il la relâcha instantanément, s’assit sur le canapé près d’elle et fit une remarque insignifiante au sujet de la météo. Elle le fixa avec horreur et stupéfaction. Il ne s’en soucia point, il déversa un flot de banalités – le théâtre, la politique, la littérature, les dernières nouvelles du monde de l’art…
En fin de compte, elle finit par se rétablir suffisamment pour commander du thé quand la femme de chambre frappa.
Après le thé – autre ordalie de banalités – elle avait pris sa décision. Ou, plus exactement, elle avait pris conscience d’elle-même. Elle savait qu’elle appartenait à cet homme, corps et âme. Toute trace de honte disparut, cela avait été brûlé par le feu qui l’avait consumée. Elle lui donna mille occasions, elle se battit pour orienter son propos vers des sujets sérieux. Il la déconcertait avec son sourire superficiel et sa langue habile, qui traitait trivialement de tous les sujets. A six heures, moralement à genoux devant lui, elle l’implora de rester à dîner avec elle. Il refusa. Il s’était engagé avec une Miss Badger à Cheyne Walk, il pourrait peut-être téléphoner plus tard, s’il partait tôt. Elle le supplia de trouver une excuse, il répondit – sérieux pour la première fois – qu’il n’avait jamais failli à sa parole.
Il se leva enfin pour partir. Elle s’accrocha à lui. Il feignit la gêne. Elle devint une tigresse, il feignit l’innocence, avec ce stupide sourire superficiel.
Il regarda sa montre. Soudain, ses manières changèrent, comme un éclair. « Je téléphonerai plus tard, si je peux », dit-il, avec une sorte de douce férocité, et la rejeta violemment sur le canapé.
Il était parti. Elle s’allongea sur les coussins et pleura comme une madeleine.
Toute la soirée fut un cauchemar pour elle – et aussi pour Lavinia King.
Le pianiste, qui était venu dans l’idée de dîner, fut jeté dehors avec des remontrances. Pourquoi avait-il amené ce goujat, cette brute, ce fou ? Amy Brough fut attrapée par ses adipeux poignets, et fut assise aux cartes, mais la première fois qu’elle dit « grand bâtiment », elle fut éjectée de l’appartement. Pour finir, Lavinia fut stupéfaite de voir Lisa lui dire qu’elle ne viendrait pas la voir danser – sa seule apparition à Londres cette saison ! C’était incroyable. Mais lorsqu’elle fut partie, profondément vexée, Lisa mit en vitesse ses châles pour la suivre, puis rechangea d’avis avant d’avoir parcouru la moitié du corridor.
Sa soirée fut une tempête d’indécisions. Lorsque Big Ben sonna onze heures, elle était étendue sur le sol, effondrée. Un moment plus tard, le téléphone sonna. C’était Cyril Grey – bien sûr – bien sûr – qui d’autre ?
« Quand êtes-vous susceptible d’être là ? », demanda-t-il. Elle pouvait imaginer le léger sourire haineux, comme si elle l’avait connu toute sa vie : « Jamais ! », répondit-elle, « Je pars demain à Paris par le premier train. » « Alors je ferais mieux de venir maintenant. » La voix était nonchalante comme la mort – ou elle aurait raccroché le combiné. « Vous ne pouvez pas venir maintenant, Je suis déshabillée ! » « Alors quand puis-je venir ? » C’était terrible, cette antinomie de persistance avec un bâillement étouffé ! Son âme la trahit alors. « Quand vous voulez », murmura-t-elle. Le combiné chuta de sa main, mais elle entendit un mot – le mot « taxi ».
Dans la matinée, elle se réveilla, semblable à un cadavre. Il était venu, et il était parti – il n’avait pas prononcé un seul mot, ne s’était même pas engagé à revenir. Elle dit à sa femme de chambre de préparer les bagages pour Paris, mais elle ne pouvait pas partir. Au lieu de cela, elle tomba malade. L’hystérie devint neurasthénie. Pourtant, elle savait qu’un seul mot la pourrait guérir.
Mais aucun mot ne vint. Elle entendit dire par hasard que Cyril Grey jouait au golf à Hoylake, elle eut une envie folle d’aller le retrouver, puis l’envie de se suicider.
Mais Lavinia King, s’apercevant après plusieurs jours que quelque chose n’allait pas – après plusieurs jours, car ses pensées s’égaraient rarement au-delà de la contemplation de ses propres talents et distractions – l’emporta à Paris. Elle avait besoin d’elle, de toute façon, pour jouer l’hôtesse.
Mais trois jours après leur arrivée, Lisa reçut une carte postale. Elle ne portait rien d’autre qu’une adresse et un point d’interrogation. Aucune signature, elle n’avait jamais vu l’écriture, mais elle sut. Elle se saisit son chapeau et de ses fourrures et dévala l’escalier. Sa voiture était à la porte, dix minutes plus tard, elle frappait à la porte du studio de Cyril.
Il ouvrit.
Ses bras étaient prêts à la recevoir, mais elle était au sol, embrassant ses pieds.
« Mon Dieu chinois ! Mon Dieu chinois ! », s’écria-t-elle.
« Puis-je me permettre », observa vivement Cyril, « de vous présenter mon ami et maître, M. Simon Iff ? »
Lisa leva les yeux. Elle était en présence d’un homme très vieux, mais très alerte et agile. Elle se leva brusquement, confuse.
« Je ne suis pas vraiment le maître », dit cordialement le vieil homme, « car notre hôte est un Dieu chinois, comme il semble. Je ne suis qu’un étudiant en philosophie chinoise. »
NDLT1
- Boadicée (30-61 E.V.) : Reine celte du peuple britannique des Iceni (aujourd’hui territoire du Norfolk). Considérée depuis l’époque victorienne comme le symbole du courage anglais.
- Saint Augustin (354-430 E.V.) : Philosophe, théologien chrétien romain, métaphysicien, d’origine berbère. L’un des quatre Pères de l’Eglise occidentale. La citation « Non Angli, sed Angeli. » (« Ce ne sont pas des anglais, mais des anges. ») est en fait attribuée à Saint Grégoire, l’un des quatre autres Pères de l’Eglise occidentale.
- « Un homme, avec son retard, rétablit la situation pour nous. » :Citation de Quintus Fabius Maximus Verrucosus (le Verruqueux), dit Cunctator (le Temporisateur), dit Ovacula (la petite brebis (-275, -203 E.V.) : Homme politique, soldat et militaire romain. Ce fut lui qui déclara formellement la guerre à la cité punique après la prise de Sagonte par Hannibal.
- Temperence Society : Ligue de tempérance, réseau d’associations formées pour s’opposer à la consommation d’alcool. Les ligues de tempérance existent depuis le XVIème siècle E.V..
Traduction Audrey Muller – 2018 – Tous droits réservés