Moonchild – Enfant lunaire – Chapitre VIII

DE L’HOMONCULE ; LA CONCLUSION DE L’ANCIEN DISCOURS CONCERNANT LA NATURE DE L’ÂME

 

« JE VAIS être parfaitement horrible », dit Simon Iff, se penchant vers Lisa, et mesurant ses mots avec le plus grand soin. « Je vais tout faire pour calmer votre enthousiasme. Je préférerais que vous commenciez par le froid et que vous alliez vers la chaleur, plutôt que vous soyez partie avec de l’élan et que vous vous retrouviez sans essence au milieu de la grande montée. 

« Je veux que vous fassiez cette recherche à cause de votre réel amour de la connaissance, pas à cause de votre passion pour Frère Cyril. Et je vous dis honnêtement que j’ai terriblement peur pour vous, parce que vous vivez dans les extrêmes. Il est bon pour une avancée rapide d’avoir votre énergie soudaine ; mais aucune recherche scientifique ne doit être prise d’assaut. Vous avez besoin d’une patience infinie, voire même d’une indifférence infinie pour la chose même sur laquelle votre cœur est fixé. 

« Eh bien, j’en aurai parlé. Le vieil homme doit exprimer sa méfiance envers la jeunesse ardente. Nous allons donc continuer.

« Je vais vous parler à nouveau de l’âme. Souvenez-vous de notre conception, de l’idée qui semblait faire disparaître toutes les difficultés. Nous avions l’idée d’une âme, d’une substance physique réelle, d’une de ces surfaces, ou plutôt des frontières physiques, ce que nous appelons corps et esprit. Le corps et l’esprit sont réels aussi, et appartiennent vraiment à l’âme, mais n’en sont que des aspects minuscules, de même que n’importe quelle ellipse ou hyperbole est un aspect de la section d’un cône. 

« Nous allons juste faire en passant une analogie de plus dans les dimensions inférieures.

« Comment les solides se connaissent-ils ? Presque entièrement par leurs surfaces ! Sauf en chimie, que nous avons raison de croire d’être une science de quatrième dimension, témoin des phénomènes de polarisation et d’isomérie géométrique, les solides ne font que des contacts superficiels.

« Puis, en déplaçant l’analogie comme nous l’avons fait auparavant, comment les êtres de quatrième dimension se connaissent-ils ? Par leurs limites physiques. En d’autres termes, mon âme parle à la vôtre par l’intermédiaire de nos esprits et de nos corps.

« C’est la formule consacrée ? Tout à fait, mais je l’utilise dans un sens physique absolu. Une ligne ne peut être au courant d’une autre ligne qu’à un point de contact ; un plan d’un autre plan qu’à la ligne où ils se croisent ; un cube d’un autre cube qu’à la surface commune aux deux ; et une âme d’une autre âme là où leurs idées sont en conjonction.

« Je veux que vous le saisissiez avec chaque fibre de votre personne ; je crois que c’est la thèse la plus importante jamais énoncée, et vous serez fière d’apprendre que c’est totalement celle de Frère Cyril, sans aucune aide de ma part. Hinton, Rouse Ball et d’autres ont jeté les bases ; mais c’est lui qui l’a mise dans une lumière si claire, et l’a corrélée avec la science occulte. »

« Vous devez en rendre l’honneur au Mahathera Phang ! », déclara Cyril. « Je lui prouvais la nature métaphysique de l’âme – et il me regardait avec un sourire si amusé que je percevais mon indignité. Bien sûr, il ne peut y avoir qu’un seul ordre dans la Nature ! »

« En tout cas », continua Iff, « cette théorie de Cyril efface l’ardoise de toutes les spéculations métaphysiques. Le bien et le mal s’évanouissent instantanément, avec le Réalisme et le Nominalisme, le Libre arbitre et le Déterminisme – et tous les ‘ismes’ et toutes les ‘ologies’ ! La vie est réduite à des formules mathématiques, en effet, comme le souhaitaient à juste titre les savants victoriens ; mais en même temps, les mathématiques sont rendues à sa prééminence royale comme non seulement la plus exacte, mais la plus exaltée des sciences. De plus, l’ordre des choses devient naturel et inévitable ; et des problèmes moraux tels que la cruauté de la vie organique reviennent à leur véritable insignifiance. L’antinomie presque comique entre la taille de l’homme et son intelligence est réduite ; et bien que le mystère de l’Univers reste non résolu, au moins c’est un mystère rationnel ni dénué de sens, ni intolérable.

« Voyons maintenant un cas pratique simple. Voici une âme désireuse de communiquer avec d’autres âmes. Elle ne peut le faire qu’en obtenant un esprit et un corps. Maintenant, vous remarquerez, en reprenant l’image de notre cône, que toute section de celui-ci est toujours l’une des trois courbes régulières. Cela ne rentrerait pas dans un carré, par exemple, mais vous l’avez tourné. Et donc notre âme doit chercher un esprit qui conviendra à l’une de ses sections. Il y a beaucoup de latitude, sans aucun doute. car l’esprit croît et est d’abord très élastique. Mais il doit y avoir une sorte de relation. Si je suis une âme errante et que je désire communiquer avec l’âme qui se manifeste maintenant comme une section d’elle-même en tant que professeur de physique à Oxford, il est inutile pour moi de prendre l’esprit d’un hottentote. (Cyril soupira un doute.)

« Je vais digresser pendant un moment. Regardez le produit fini, l’âme ‘incarnée’, comme nous pouvons l’appeler. Il y a trois forces à l’œuvre dessus ; l’âme elle-même, l’hérédité et l’environnement. Une âme intelligente veillera donc à choisir l’embryon qui semble le plus susceptible d’être assez libre sur ces deux derniers aspects. Elle cherchera un environnement sain, des parents qui voudront, et pourront, donner à l’enfant toutes ses chances dans la vie. Vous devez vous rappeler que chaque âme est, de notre point de vue, un ‘génie’, car son monde est si infiniment plus grand que le nôtre, qu’une seule étincelle de ses connaissances suffit à allumer une nouvelle époque dans l’humanité.

« Mais l’hérédité et l’environnement réussissent généralement à empêcher que cela se produise. Peu importe la quantité de whisky qu’un flacon peut contenir, vous ne le rendrez jamais ivre !

« Nous pouvons donc peut-être concevoir une certaine compétition entre les âmes pour la possession de différents esprits et corps ; ou, disons, combiner les idées, les différents embryons. J’espère que vous remarquerez comment cette théorie supprime l’objection à la réincarnation, l’idée que l’esprit ne se souvient pas de ‘la dernière fois’. Pourquoi notre cône ferait-il le lien entre ses différentes courbes ? Chacune est si peu importante qu’il ne penserait guère à le faire. Pourtant, il pourrait y avoir une certaine similitude entre des courbes successives (dans notre cas, des vies) qui pourraient faire croire à un historien qu’elles étaient connectées ; de même que le style d’un poète serait constant à certains égards, qu’il écrive une histoire de guerre ou une chanson d’amour.

« Vous voyez, bien sûr, d’ailleurs, comment cette théorie élimine toutes les absurdités sur ‘Les planètes sont-elles habitées ?’  avec son implication de gaspillage idiot si elles ne le sont pas. Pour nous, chaque grain de poussière, chaque atome d’hydrogène dans l’enveloppe du Soleil est la manifestation d’une section d’une âme !

« Et nous nous trouvons ici soudainement et de manière inattendue en accord avec certaines des vieilles doctrines rosicruciennes.

« Cela nous amène à la considération de certaines expériences faites par nos prédécesseurs. Ils avaient une toute autre théorie sur les âmes ; du moins, leur langage était très différent du nôtre ; mais ils voulaient produire un homme qui ne fût pas lié par son hérédité, et qui devait avoir l’environnement qu’ils désiraient pour lui.

« Ils ont commencé de manière paraphysique ; c’est-à-dire qu’ils rejetaient complètement la conception naturelle. Ils firent faire des figures de laiton, et ont essayé d’inciter les âmes à les habiter. Dans certains récits, nous lisons qu’ils ont réussi ; Friar Bacon a été crédité d’un tel Homoncule ; Albertus Magnus et, je pense, Paracelse.

« Il avait, au moins, un diable dans sa longue épée ‘qui lui enseigna toutes les farces rusées des saltimbanques passés et futurs’ , ou alors Samuel Butler, le premier de cette dynastie, a menti.

« Mais d’autres mages ont cherché à créer cet Homoncule d’une manière plus naturelle. Dans tous ces cas, ils ont soutenu que l’environnement pouvait être modifié à volonté par l’application de talismans ou de figures sympathiques. Par exemple, une étoile à neuf branches attirerait une influence qu’ils appelaient Luna – ce n’est pas la lune réelle, mais une idée semblable aux idées poétiques la concernant. En entourant un objet avec de telles étoiles, avec des herbes, des parfums, des métaux, des talismans, et ainsi de suite, et en le préservant soigneusement de toutes les autres influences par des méthodes parallèles, ils espéraient investir l’objet original ainsi traité avec les qualités lunaires, et pas d’autres. (Je donne la plus brève esquisse d’un sujet immense.) A ce moment ils essayèrent de faire l’Homoncule sur des bases très étranges.

« L’homme, disaient-ils, n’est qu’un ovule fécondé correctement incubé. L’hérédité est là, même au départ bien sûr, mais à un faible degré. Quoi qu’il en soit, ils pourraient organiser tout l’environnement désiré dès le début, s’ils pouvaient juste nourrir l’embryon d’une manière artificielle – l’incuber, en fait, comme cela se fait avec les poulets aujourd’hui. En outre, et c’est le point crucial, ils pensaient qu’en effectuant cette expérience dans un endroit spécialement préparé, un lieu protégé magiquement contre toutes les forces incompatibles, et en invoquant en ce lieu une force qu’ils désiraient, certaines extrêmement puissantes (ange ou archange) – et ils avaient des conjurations qu’ils pensaient capables de faire cela – qu’ils seraient capables de provoquer l’incarnation d’êtres de connaissance et de pouvoir infinis, qui seraient capables d’amener le monde entier dans la Lumière et la Vérité.

« Je peux conclure ce petit exposé en disant que l’idée a été presque universelle sous une forme ou une autre ; on a toujours souhaité un messie ou un surhomme, et la méthode essaye de produire l’homme par des moyens artificiels ou à tout le moins anormaux. La légende grecque et romaine est pleine d’histoires dans lesquelles ce mystère est à peine voilé ; elles semblent surtout provenir de l’Asie Mineure et de la Syrie. Ici les principes exogamiques ont été poussés à une extrême amusante. Je n’ai pas besoin de vous rappeler la formule persane pour produire un magicien, ou de la routine égyptienne dans l’affaire de Pharaon, ou du dispositif musulman pour inaugurer le Millénium. En passant, j’ai rappelé à Frère Cyril ce dernier point, et il en avait besoin ; mais cela ne lui a pas fait du bien, car nous voici au seuil d’une Grande Expérience sur une autre fausse piste ! »

« Il ne fait que me narguer pour me mettre sur les nerfs », rit Cyril.

« Maintenant, je vais amener tout cela à un point », poursuivi le vieux mystique. « Les grecs, comme vous le savez, pratiquaient une sorte d’eugénisme. (Bien sûr, toutes les lois sur le mariage tribal sont essentiellement eugéniques dans l’intention). Mais comme les magiciens médiévaux dont nous parlions, avec leur Homoncule, les grecs attachaient la plus grande importance à la condition de la mère pendant la gestation. On l’encourageait à ne regarder que des belles statues, à ne lire que des beaux livres. Les musulmans, encore, dont le système matrimonial fait en comparaison du mariage chrétien un bien pour le bétail, enferment la femme pendant cette période, la gardent parfaitement tranquille et libre de l’interférence de son mari.

« Tout cela est très bien, mais cela ne correspond pas à la dernière folie de Frère Cyril. Comme je le comprends, il souhaite en fait procéder normalement au sens physique, pour préparer le chemin en faisant l’hérédité, et l’environnement aussi attrayant que possible à un type particulier d’âme, et ensuite, aller à la pêche à l’âme dans la quatrième dimension !

« Ainsi, il aura un enfant parfaitement normal, mais qui est aussi un Homoncule au sens médiéval du terme !

« Et il m’a demandé de vous prêter la villa de l’Ordre à Naples à cet effet. »

Lisa se pencha ; son visage brûlait entre ses mains.

Lentement elle parla : « Savez-vous que vous me demandez de sacrifier mon humanité ? » Elle n’était pas assez stupide pour prétendre mal comprendre la proposition et Simon l’aimait mieux pour la façon dont elle la prit.

Il pensa un moment. « Je vois maintenant ; je n’y ai jamais pensé auparavant, et je suis stupide. Le conservatisme de la femme appelle ce genre de chose une ‘expérience sans cœur’. Pourtant, rien n’est plus éloigné de nos pensées. Il n’y aura pas d’action pour vous importuner ou vous offenser, au contraire. Mais je comprends votre sentiment – c’est la répugnance naturelle immédiate à discuter de ce qui est sacré. »

« Tut-tut- La mémoire me manque toujours ces jours-ci », murmura Cyril ; « j’ai oublié le pourcentage d’enfants nés aveugles en 1861. »

Lisa se leva. Elle ne savait pas ce qu’il voulait dire, mais d’une certaine façon, cela la piquait comme un serpent. 

Simon Iff intervint. « Frère Cyril, vous utilisez toujours des remèdes forts ! » dit-il en secouant la tête ; « Je pense parfois que vous êtes trop désireux de voir vos résultats. »

« Je déteste tourner autour du pot. Je dis ce qui ne peut être oublié. »

« Ou pardonné, parfois », dit le vieil homme en une douce réprimande.

« Mais venez, ma chère, asseyez-vous ; il voulait dire la vérité, après tout, et la vérité ne fait mal que pour guérir. C’est un fait brutal que des enfants soient nés aveugles, littéralement par milliers, parce que ce n’était pas très agréable de publier les faits sur certaines maladies ; et les précautions contre eux étaient appelées ‘expériences sans cœur’. Ce que Cyril vous demande de faire, ce n’est pas plus que ce à quoi votre cœur entier aspire ; seulement il veut couronner cela avec un cadeau à l’humanité tel qu’il n’en a jamais été fait. Supposons que vous réussissiez, que vous puissiez attirer une âme qui trouverait un moyen d’abolir la pauvreté, guérir le cancer, ou – oh ! Vous rayonnez sûrement de visions, mille hauteurs du progrès humain poussant leurs neiges ensoleillées à travers les nuages ​​du doute ! »

Lisa se releva, mais son humeur n’était plus la même. Elle mit ses mains dans celles de Simon Iff. « Je pense que vous êtes un homme très noble », dit-elle, « et c’est un honneur de travailler pour une telle cause. » Cyril la prit dans ses bras. « Alors vous viendrez avec moi à Naples ? Dans la villa du Maître ? »

Elle regarda Iff avec un sourire étrange. « Puis-je faire une blague ? » demanda t-elle. « Je voudrais rebaptiser la villa ‘Le Filet à Papillon’ ! »

Simple Simon rit avec elle comme un enfant. C’était justement l’humour délicat qui lui plaisait ; et l’allusion classique au papillon comme une allégorie de l’âme lui montrait un côté de la fille qu’il avait à peine soupçonné.

Mais Cyril Grey fit immédiatement un écart sur l’aspect sérieux du problème. « Nous avons simplement discuté d’un cas A.B. », dit-il ; « Nous avons oublié où nous nous trouvons. Remarquez qu’ici ou là j’ai déjà fait une erreur ! – et nous avons la Loge Noire sur notre sentier. Pouvez-vous rappeler certains des événements d’hier ? », conclut-il, avec une touche de ses vieilles manières.

« Oui », dit Simon, « Je pense que vous feriez mieux d’aller à l’affaire. »

« Nous avons discuté de la chose sur des lignes générales durant votre veillée hier soir », déclara Cyril. « Notre premier besoin est la défense. La plus forte défense est la contre-attaque ; mais vous devez vous organiser pour que cela se passe aussi loin que possible de l’endroit que vous défendez. Dans ce jeu, vous gardez le but, Lisa ; je suis à l’arrière ; Simple Simon est le capitaine qui joue en mi-défense ; et je pense que nous avons un onze assez en forme ! Alors c’est bon. Il y a des raisons de croire que le but de l’ennemi est à Paris même. Et si nous pouvons garder la balle dans leur moitié tout au long du jeu, vous et moi pouvons passer une année très calme en Italie. »

« Je ne comprends pas ce langage de football ; mais expliquez-moi pourquoi quelqu’un voudrait interférer avec nous. C’est trop stupide. »

« C’est seulement stupide quand vous arrivez à la fin très lointaine d’une philosophie plus abstraite. En surface, c’est évident. C’est l’objection du cambrioleur aux lumières électriques et aux sonnettes. Vous pouvez l’imaginer ayant assez de prévoyance pour voter contre un conseiller municipal proposerait une appropriation pour l’étude de la science en général. Quelque chose pourrait se produire qui le mettrait en péril. »

« Mais quelle est leur affaire ? »

« En fin de compte, vous pouvez appeler cela de l’égoïsme – seulement c’est un mot terrible, et qui vous induit en erreur. Nous sommes tout aussi égoïstes ; seulement nous réalisons que d’autres choses au-delà de nos propres consciences font également partie de nous. Par exemple, j’essaie de m’unir aussi intimement que possible avec tout autre esprit, ou corps, ou idée, qui vient sur mon chemin. Pour prendre cette comparaison, je veux avoir toutes les courbes possibles afin d’avoir une meilleure chance de réaliser le cône. Le mage de la Loge Noire s’accroche à sa courbe, essaye de la rendre permanente, de l’exalter au-dessus de toutes les autres courbes. Et bien sûr, au moment où le cône se déplace, il part : pop ! »

« Observez le poète ! », remarqua Simon Iff. « Il se valorise énormément ; mais son idée de se perpétuer est de faire rayonner la beauté inhérente à son âme pour illuminer tous les autres esprits du monde. Mais votre Mage Noir est secret et difficile d’accès ; il ne dira rien à personne, lui ! Donc, même sa connaissance tend à l’extinction, à long terme. »

« Mais vous êtes vous-mêmes une société secrète ! », s’exclama Lisa.

« Seulement pour assurer la liberté. C’est simplement la même idée que celle qui fait que chaque propriétaire ferme ses portes la nuit ; ou mieux, car les bibliothèques publiques sont protégées par certaines réglementations. Nous ne pouvons pas permettre aux fous de fouiller nos manuscrits uniques, et d’arracher les pages de tous nos livres. Les gens peu profonds parlent toujours de la science étant libre pour tous ; la vérité est qu’elle est gardée comme aucun autre secret ne l’a jamais été dans toute l’histoire, par le simple fait que, avec toute l’aide du monde, il faut une demi-vie pour commencer à en maîtriser même une petite partie. Nous gardons notre magick juste autant et aussi peu que nos autres branches de la physique ; mais les gens sont si stupides que, bien qu’ils sachent qu’il faut des années d’entraînement pour utiliser un instrument aussi simple qu’un microscope, ils sont indignes que nous leurs enseignions le Verendum en une heure. »

« Ah, mais ils se plaignent que vous n’ayez jamais prouvé l’utilisation du Verendum. »

« Seulement ceux qui n’ont pas appris son utilisation. Je peux lire Homère, mais je ne peux le prouver à un autre homme qu’en lui apprenant le grec ; et il est alors obligé de faire la même chose à un tiers, et ainsi de suite. Les gens admettent généralement que certains hommes peuvent lire Homère parce que – eh bien, c’est leur paresse intellectuelle. Une intelligence vraiment forte en douterait.

« Le spiritisme et la science chrétienne, qui sont soit de la fraude, du bluff ou une mauvaise interprétation des faits, se sont répandus dans le monde anglo-saxon parce qu’il n’y a pas de véritable esprit critique chez les personnes à moitié instruites. Mais nous ne voulons pas que nos laboratoires soient envahis par des journalistes et des marchands de curiosités ; nous avons affaire à des forces délicates ; nous devons entraîner nos esprits avec une intensité qu’aucune autre étude dans le monde n’exige. L’indifférence publique et l’incrédulité nous conviennent parfaitement. Le seul objet de la publicité serait d’obtenir des membres appropriés, mais nous avons des méthodes pour les trouver sans publicité. Nous ne faisons aucun secret de nos méthodes et de nos résultats, d’un autre côté, mais seul l’homme approprié sait les découvrir.

« Ce n’est pas comme si nous travaillions dans un ancien domaine où tous les termes étaient définis et où les principales lois étaient établies. Dans la magick, plus encore que dans toute autre science, l’étudiant doit maintenir son niveau de pratique avec sa théorie. »

« Ne faites-vous jamais de magick dans des conditions de test ? »

« Malheureusement, mon enfant, la magick créative, qui est le côté thaumaturgique de l’entreprise, dépend d’une excitation particulière qui s’oppose très fortement à ‘tester les conditions’. Autant demander à Cyril de prouver son don poétique, ou même sa virilité, devant un groupe d’imbéciles. Il vous produira des poèmes, des enfants et des événements, selon le cas ; mais vous devrez plus ou moins le croire sur parole en cela qu’il a fait les actes principalement pour eux-mêmes. Une autre difficulté à propos de la vraie magick est qu’elle est si parfaitement naturelle que ses phénomènes n’excitent jamais la surprise que par leur rapidité – de sorte qu’on doit consigner des centaines d’expériences pour mettre en place un cas qui commencera à peine à exclure la coïncidence. Par exemple, je veux un certain livre. J’utilise mon talisman producteur de livres. Le lendemain, un libraire me propose le volume. L’expérience ne prouve rien. Ma capacité à le faire à chaque fois est la preuve. Et je ne peux même pas faire cela dans les ‘conditions de test’, car il faut que je veuille vraiment le livre, dans mon subconscient, lequel produira le miracle. Il est inutile pour moi de penser ou de prétendre que je le veux. N’importe quel homme peut faire un beau coup au billard, mais vous l’appelez un joueur seulement quand il peut le faire une trentaine de fois chaque fois qu’il va à la table.

« Mais dans certaines branches de la magick, nous pouvons donner des preuves sur pièce ; dans n’importe quelle branche où la part féminine de nous, et non la masculine, est concernée. L’analogie est tout à fait parfaite. Ainsi, quand j’ai deviné votre heure de naissance, n’était-ce pas un test ? Je peux le faire toute la journée et avoir raison cinq fois sur six. De plus, en cas d’erreur, je montrerai exactement pourquoi j’avais tort. C’est un cas où l’on a parfois raison de se tromper, comme je vous l’expliquerai un jour. Puis encore, votre propre clairvoyance ; je ne vous ai pas dit quelle sorte de Chose rechercher ; pourtant vous l’avez vue sous la même forme que moi. Vous pratiquerez ces choses tous les jours avec Cyril si vous voulez, en vérifiant toujours vos résultats d’une manière qu’il vous montrera ; et dans un mois, vous serez une experte. Ensuite, si vous pensez que vous voulez faire de la publicité, faites-le. Mais vous ne le ferez pas.

« D’ailleurs, le vrai problème est que même pas une personne sur mille se soucie de quelque forme de science que ce soit ; même des applications de base de la science comme la machine à vapeur et toute sa famille, du télégraphe à l’automobile, ont été poussées sur les gens qui n’en voulaient pas par des tyrans qui savaient qu’il y avait de l’argent à faire. Qui sont vos ‘hommes de science’ dans la notion populaire d’aujourd’hui ? Edison et Marconi, qui n’ont jamais rien inventé, étaient des hommes d’affaires intelligents, capables d’exploiter le cerveau d’autrui et de faire de la science dans un but commercial utile et rentable. Tant pis ! »

« Nous sommes loin de notre sujet », déclara Cyril. « J’ai passé une matinée délicieuse – je me suis senti tel Platon avec le Bien, le Vrai et le Beau en les contemplant tous les trois – mais nous avons du travail devant nous. Je propose dans cette urgence de copier la tactique de Washington à Valley Forge. Nous ferons une attaque directe et violente contre la Loge Noire : ils s’attendent à ce que je sois dans ma position habituelle dans le van – je m’échapperai avec Lisa pendant que les feux brilleront le plus. »

« Un plan solide », déclara Simon. « Mettons fin à cette conférence et mettons-le immédiatement à exécution. Il vaut mieux ne pas attirer l’attention en faisant les bagages, et vous ne devez certainement pas emmener de personne externe à l’Ordre dans votre cercle. Donc, après le dîner, vous mettrez vos autres vêtements, vous descendrez au métro, irez jusqu’à la Gare de Lyon et sauterez dans le Rome-Express. Contactez-moi quand vous arriverez au Filet à Papillon ! »

Traduction Audrey Muller 2018, tous droits réservés